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Nigeria : « Aucun des deux candidats ne suscite beaucoup d’enthousiasme »

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ENTRETIEN. À quelques jours d’une présidentielle qui s’annonce indécise, Marc-Antoine Pérouse de Montclos* décrypte les enjeux de ce scrutin, mais aussi le bilan de Muhammadu Buhari.

Le géant de l’Afrique s’apprête à choisir son président, alors que les espoirs de réformes suscités par Muhammadu Buhari sont confrontés à la difficile réalité politique et économique du terrain. Le président Buhari avait mis l’accent en 2015 sur la lutte contre l’insécurité dans le nord-est, la lutte contre la corruption et la diversification de l’économie. Qu’en-est-il aujourd’hui ? En tout cas, il n’y a plus que quelques jours avant les élections générales au Nigeria, nation la plus peuplée d’Afrique avec plus de 190 millions d’habitants. Le 16 février, quelque 84 millions d’électeurs seront en effet appelés à choisir leur président et leurs représentants au Parlement. Pour la présidentielle, la compétition se joue entre le sortant Muhammadu Buhari, du Congrès des progressistes (APC), et l’ancien vice-président (1999-2007) Atiku Abubakar, du Parti populaire démocratique (PDP, principal parti d’opposition). Le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos nous en livre ce qui lui apparaît comme les tenants et les aboutissants.

Le Point Afrique : La présidentielle de 2015 avait suscité un très fort engouement, car elle avait consacré – même s’il y avait des soupçons d’irrégularités – la première alternance démocratique pacifique dans le pays. Qu’en est-il de cette effervescence populaire à quelques jours du scrutin ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Actuellement, aucun des deux principaux candidats à la présidentielle ne suscite beaucoup d’enthousiasme chez les démocrates au Nigeria, entre d’un côté Muhammadu Buhari, président cacochyme en fin de course et vieux routier de la politique à la fois comme dictateur militaire (1983-1985) puis comme président élu, et de l’autre Atiku Abubakar, homme d’affaires qui a commencé sa carrière dans les douanes à Lagos où il s’est considérablement enrichi – il a la réputation d’être extrêmement corrompu –, et membre fondateur du PDP, le parti au pouvoir jusqu’en 2015.

Il y a toujours des accusations d’irrégularités, ça fait partie du jeu, et on n’est pas à l’abri de poursuites judiciaires venant du perdant à l’issue du scrutin. Il y a actuellement au Nigeria des questionnements concernant une quinzaine de millions d’électeurs qui semblent surgis de nulle part dans le nord à dominante musulmane, plutôt acquis à Muhammadu Buhari, mais aussi sur le fait qu’une parente du président Buhari siège à la commission électorale, ou encore à propos de la mise à l’écart du président de la Cour suprême (suspendu le 25 janvier, NDLR).

Les soupçons de fraudes et d’irrégularités sont donc toujours présents au Nigeria. La possibilité d’une réélection du président sortant avec une fraude conséquente n’est pas à exclure.

Quels sont les sujets les plus préoccupants pour les Nigérians à la veille de ces élections ?

Ce qui les préoccupe, c’est d’abord la crise économique. Le pays est entré en récession en 2015, notamment du fait de la chute des prix du brut qui s’est répercutée sur le budget du gouvernement, très largement abondé par la rente pétrolière. Ensuite, il y a des demandes liées à la sécurité.

Mais il est difficile d’avoir une vue d’ensemble. Dans ce pays le plus peuplé d’Afrique, en passe de devenir un des plus peuplés du monde avec près de 200 millions d’habitants, c’est au niveau local que se joue le vote national. On ne peut pas comprendre le Nigeria, fédération de 36 États, en le divisant en grands blocs, d’autant que les partis politiques sont des coquilles vides sur le plan idéologique. Il y a des coalitions régionales. Mais les alliances se nouent d’abord à un niveau très local. Pour bien décrypter la situation, il faudrait donc aller dans chaque État, afin d’analyser les rapports de force locaux. Et cela vaut aussi pour les préoccupations des Nigérians, qui diffèrent selon qu’on est à Lagos, le grand centre industriel et financier du pays, ou à Maiduguri, région rurale où combat Boko Haram.

Âgé de 76 ans, Muhammadu Buhari, dont on dit qu’il est atteint d’un cancer de la prostate, a passé plusieurs mois en Grande-Bretagne pour se soigner en 2017. Qu’est-ce qui le pousse à se représenter, et comment défend-il ce point faible dans son discours politique ?

Il est possible que ce soit d’abord son entourage qui le pousse à se représenter. Beaucoup de gens ont intérêt à ce qu’il soit réélu pour garder leurs positions. Mais on peut aussi penser que Buhari ne veut pas lâcher le pouvoir parce que c’est un ancien militaire. Une question d’honneur en quelque sorte.

Quant au discours, Muhammadu Buhari n’est pas un grand orateur. C’est un taiseux. Dans l’aristocratie peule du nord du Nigeria dont il est issu, on ne s’abaisse pas à invectiver ses adversaires en direct. Dans cette région d’Afrique, un chef se doit de parler peu. Sa parole est comptée. De plus, Buhari est un militaire adepte de la culture du secret-défense. Il n’a vraiment rien d’un tribun.

Comment ces deux candidats se distinguent-ils dans leurs programmes politiques ?

Je n’ai pas vu de programme, d’un côté ou de l’autre. Au détour d’une conférence de presse, Atiku Abubakar laisse par exemple entendre qu’il voulait privatiser la compagnie pétrolière nationale. Mais ce n’est pas un programme en soi. Un programme politique ne consiste pas seulement à énoncer une longue liste de courses et de vœux pieux pour prétendre écraser Boko Haram, rétablir l’ordre, combattre le chômage ou lutter contre la corruption. Encore faudrait-il détailler les moyens à mettre en œuvre.

Pour l’heure, ce sont des alliances régionales qui distinguent les deux candidats. Atiku Abubakar peut compter sur une partie des Igbos du sud-est, des minorités du Delta du Niger et des habitants de la ceinture centrale du Nigeria, la Middle Belt (ceinture centrale). Il essaie aussi de gagner du terrain en pays yoruba, autour de Lagos, alors que Buhari est surtout puissant dans le nord.

Atiku Abubakar a la réputation d’être un des hommes politiques les plus corrompus du pays, il a été cité dans plusieurs enquêtes aux États-Unis… À l’opposé, Buhari a tenté de s’attaquer à la corruption à divers niveaux de l’administration nigérienne en 2015, et il avait hérité de sa gestion de l’État entre 1984 et 1985 d’une image de dirigeant intègre, bien que trop autoritaire… Cette différence entre les deux hommes peut-elle peser aux yeux des Nigérians ?

Pour un président au Nigeria, la difficulté, c’est que lutter contre corruption revient à scier la branche sur laquelle vous êtes assis. En effet, le détournement des fonds publics tirés de la rente pétrolière permet de récompenser les gens qui vous soutiennent. À partir du moment où vous ne les récompensez plus, ils ne vous soutiennent plus.

Buhari a beau être intègre, son bilan en matière de lutte anticorruption est très faible. Obsandjo (199-2007) avait fait mieux. Il ne suffit pas d’être intègre. Et la corruption a ses soutiens dans la population, qui attend des candidats qu’ils redistribuent à leur clientèle une partie des fonds détournés de la rente pétrolière.

Quel est le bilan de la lutte anticorruption engagée par Muhammadu Buhari ?

Historiquement, la lutte anticorruption au Nigeria est une arme politique pour se débarrasser de ses adversaires. Muhammadu Buhari a surtout engagé des poursuites judiciaires contre ses prédécesseurs plutôt que contre ses collaborateurs. Pourtant, de forts soupçons de corruption pèsent sur certains gouverneurs et sur le chef d’état-major de l’armée Tukur, qui s’est fait construire de belles maisons aux Émirats arabes unis…

Le problème tient aussi aux dysfonctionnements du système judiciaire, faute de parvenir à réunir des preuves suffisantes et de pouvoir protéger les témoins et les lanceurs d’alerte. Et puis il y a une véritable collusion de la classe dirigeante, tous partis confondus. Qu’ils soient PDP ou APC, les politiciens font des affaires ensemble et n’ont donc pas intérêt à dénoncer leurs malversations communes.

Avec Le Point Afrique

 

 

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